CALIGULA ET PETITES POUPEES

Les flammes des bougies tremblent doucement dans le noir profond du théâtre. Encadrant les trois côtés d'une estrade posée sur la grande scène du théâtre, elles sont l'unique source lumière.

Cela commence par le silence et la presque nuit, par cet instant suspendu où l'esprit s'ouvre aux sortilèges à venir.

Maintenant l'oeil s'habitue. Un décor de carton peint borde le fond de la petite scène, les colonnes d'un palais, une terrasse de verdure. Dans la fosse les premières mesures de CALIGULA DELIRANTE s'élèvent, opéra baroque de Giovanni Maria Pagliardi. Les pupitres des musiciens s'éclairent de maigres loupiotes. Voici que de noires silhouettes se glissent sur la petite estrade, escortant de longues poupées tenues par une tige sur le sommet de la tête, une autre sur la main droite  et un fil qui articule la main gauche. Les poupées de bois peint - les pupi en italien - sont magnifiquement sculptées et vêtues.

 


Nous sommes à la Cour de Caligula. Soudain s'élève une voix et le regard découvre les chanteurs, tout de noir vêtus, et qui, placés sur scène de chaque côté de l'estrade, prêtent leur voix aux poupées. Les pupi sont étonnamment vivantes, manipulées avec une discrète maestria. L'empereur Caligula s'avance et chante son émoi amoureux pour Teosena, la sublime mauritanienne échouée à sa Cour.

De la scène surgit une intense poésie, d'où vient-elle? Dans ce mariage entre opéra et pupi, rien ne prétend au réalisme ni au descriptif, tout est construit pour le rêve et l'imaginaire. Les chanteurs se succèdent autour de la petite estrade, ils se penchent parfois vers leur personnnage de bois pour lui insuffler la vie de la musique. Il arrive également qu'un "puparo" - un marionnettiste -  esquisse avec sa créature un étrange pas de deux qui les met furtivement en symbiose. Les visages de bois vernissé dégagent une sorte de fixité extatique. Dans le clair-obscur des petites chandelles, la musique se nimbe d'un halo soyeux. La poésie coule de source.

     


Maintenant, l'épouse bafouée de Caligula, l'impératrice Cesonia (brocart et dentelles), exprime un violent chagrin et dans son coeur blessé naît une jalousie féroce.  Je m'abstiens de conter toutes les péripéties de ce drame, sinon l'ennui ne va pas manquer de vous assaillir. Sachez tout de même que dame Cesonia fait boire à son empereur de mari une potion destinée à lui faire oublier les attraits de la belle mauritanienne et à raviver la flamme de l'époux pour l'épouse. Coup du sort, la potion est pourrie et Caligula devient… complètement fou ! Dément, aliéné, gaga, cinglé, braque, barjot, cinoque, détraqué du bocal. A partir de là, la poupée Caligula porte deux billes d'or à la place des yeux. Joli, non ? L'Empire part à vau-l'eau pendant que l'empereur givré discute avec la lune et voit passer des tigres. Chaos politique, chaos amoureux, une histoire banale comme il y en a tant, pas vrai? En vérité, le récit est inepte mais rigolo car il pousse le bouchon de l'invraisemblance aussi loin qu'il lui plaît! Fort heureusement, à la fin tout rentre dans l'ordre et le happy end est extrêmement happy, à un point de guimauve que même la MGM des années cinquante n'aurait pas osé ! On pourrait toujours gloser sur le sens profond de l'articulation entre pouvoir, sexe et folie, mais bon, n'est pas Shakespeare qui veut… Peu importe, il y a la féérie et la musique. Et la musique est splendide, magnifiquement colorée et les chanteurs et chanteuses sont excellents.

Ecrit par Pagliardi vers 1670, l'opéra fut monté à Venise en 1672, connut un grand succès et tourna à travers toutes les villes d'Italie. Plus tard, Pagliardi tomba dans l'oubli et son oeuvre dormit plusieurs siècles dans la tièdeur  poussiéreuse d'une bibliothèque de Venise. Le prince charmant qui la ramena à la vie s'appelle Vincent Dumestre, chef du Poème Harmonique, grand découvreur d'oeuvres et concepteur de spectacles extraordinaires.

     


Revenons aux pupi, marionnettes à tringles et ficelle selon la tradition sicilienne, plus précisément palermitaine. Cet art ancien et extrêmement populaire a bien failli disparaître au XXème siècle, victime d'une invasion plus radicale que toutes celles, pourtant fort nombreuses, qu'avait connues la Sicile au cours de sa longue histoire : la télévision dans chaque foyer. Pendant des siècles, des maîtres marionnettistes avaient raconté la saga des chevaliers français du temps des Croisades, la Chanson de Roland et celle de Morgante, les "Opranti", toujours la même histoire, enrichie de mille péripéties, déclinée en de très nombreux épisodes guerriers qui pouvaient être contés chaque soir pendant une année entière! Les nombreuses troupes de pupi sillonnaient tous les villages de Sicile et la population en connaissaient les histoires par coeur. De nombreux métiers d'artistes et artisans fleurissaient à l'ombre des pupi, sculpteurs, peintres, orfèvres, couturiers, poètes, chanteurs et conteurs, sans parler des familles de marionnettistes, les pupari. L'émigration d'une partie considérable de la population sicilienne contribua aussi au déclin du vieil art populaire.

Aujourd'hui, une seule famille à Palerme maintient le flambeau de cette tradition : la famille Cuticcio, avec son théâtre de la Via Bara, au coeur du vieux Palerme, dirigé depuis des années  par Mimmo Cuticcio. Ce dernier a compris que pour survivre, le genre devait évoluer. C'est ainsi qu'il a pris des libertés avec le vieux récit paladin français pour renouveler le répertoire, mais toujours dans une veine où se mêlent récit épique, musique et éléments imaginaires comme des monstres et des animaux fantastiques.


La rencontre entre Vincent Dumestre et Mimmo Cuticcio créa l'étincelle qui permit à l'opéra Caligula delirante de voir le jour sous forme de spectacle de pupi. La jonction inespérée entre un opéra perdu et un art en voie de disparition est une épopée en soi! Alors, espérons que la merveilleuse réussite du spectacle, l'émotion et l'enthousiasme sans mesure du public à chaque représentation - ovation debout à Paris - aideront l'art des pupi palermitain à connaître un nouveau souffle, à la fois enraciné dans sa tradition et tourné vers des projets audacieux et contemporains. Et que les bibliothèques de Venise délivreront d'autres sublimes partitions baroques.

 

 

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