AI Do Pozzi

Petite suite à mon billet précédent ("Feu nos bistrots") sur les dégâts collatéraux infligés aux cafés et restaurants par la beauté des sites les plus visités de la planète.

Ce qui m'assomme dans ces cafés, restos, bistrots, c'est l'obligation de célébrer le lieu illustre, le faux glamour, la vraie arnaque. Je n'aime pas l'odeur entêtante du fric mêlée au fumet de mon rôti.

Je préfère un vrai troquet bobo à un bistrot fobo (faux-beau).

J'aime aussi le bar moche s'il est un peu drôle, un poil tendre, un chouïa innocent. Je veux bien le banal et le râpé pourvu qu'ils soient bien cousus dans le tissu de la vie quotidienne, des rites et des rythmes du coin.

Et pourquoi pas un débit qui détonne et qui provoque, pourvu que la sono soit bonne.

Alors aujourd'hui, afin d'illustrer que la vie résiste en de multiples formes sous la dalle de l'uniformisation, je vous présente un bistrot bien différent de ma buvette montagnarde.

Je suis sûre que vous connaissez aussi quelques adresses secrètes parmi les splendeurs du monde, que diriez-vous de les partager ?

"Pour vivre heureux je vis caché - Au fond de mon bistrot, peinard -  Dans la lumière tamisée -  Loin de ce monde de ringards", chante Renaud depuis la Closerie, mais bon, le bonheur c'est une autre histoire, ou comme le chante aussi Alain Souchon, c'est un gros pétard. Mais je m'égare dans les mélodies.

Mon bistrot rescapé se trouve dans un coin discret de la labyrinthique Sérénissime, sur une petite place à deux pas de tout, entre San Marco et le quartier de l'Arsenal. Cette fois je vous le donne tout entier, il s'appelle Ai Do Pozzi, comme la place du même nom, sans doute baptisée par Monsieur de la Palisse (ou par Madame Palisse-Sade?) puisqu'on y trouve deux puits.

Le Do Pozzi, nous l'avions débusqué il y a quelques années, pendant un été de Mundial de foot. La télé était posée sur le rebord de la fenêtre, lucarne côté puits, et tout le quartier, installé sur les chaises du bistrot, braillait comme il se doit.


      


Connaissez-vous beaucoup de bistrots où un client a écrit sur une paroi "Voglio morire" ? Voglio morire, ça vous a une certaine gueule, surtout en italien! Est-on chez Goldoni, Casanova ou Donna Leon ? Mort d'amour ou  crapuleusement assassiné au fond du bar ? Douce rêverie! Cependant, la fatale inscription se trouvant juste à côté de la porte menant aux WC,  je m'interroge : serait-ce à force d'attendre désespérément qu'un autre client sorte enfin des ouatères que notre anonyme a confié à la paroi l'urgence désespérée de son état? A moins que ce ne soient les plats sortis de la cuisine adjacente qui aient poussé le malheureux à clamer son désir d'en finir avec le décongelé de lasagne, le troisième réchauffé de fegato à la veneziana et, ultime exaspération, à vouloir emporter le four à micro-ondes jusque dans la tombe ? Ah, cette paroi dans le bistrot, un vrai dazibao. Celui qui veut mourir est accompagné d'un quidam qui affiche sa haine en deux langues, alors qu'un autre vous enrôle à Amnesty International tandis qu'un idéaliste déclare son amour universel. Tout ce petit monde est par ailleurs prié de ne pas fumer, mort ou vivant.

Sur le mur d'en face, un imbroglio de graffiti fumeux veille sur un habitué plongé dans son journal, installé dans un canapé des familles. On imagine des fin de soirées vacillantes et chancelantes dans cette pièce, si tranquille en ce début d'après-midi.


   


Dans la salle principale donnant sur la place, on est frappé par la place perdue, enfin, perdue selon les critères actuels de rentabilisation des centimètres carré. Quatre tables seulement et un vaste carrelage nu destiné au seul usage du balai et de la serpillère. D'ailleurs dans la salle des graffitis il n'y a qu'une table et un canapé !

Le troquet est tenu par deux filles sympa qui prennent la pose de bonne grâce devant mon objectif. C'est un endroit où l'on vient lire, tapoter sur son ordi, papoter avec les filles, jouer à différents jeux de société mis à disposition, en attendant de se suicider éventuellement ou d'écrire au président Poutine pour faire libérer les Pussy Riots.

Je vous l'accorde, question déco, il est plutôt limite le Do Pozzi, par quelque bout qu'on le prenne, à moins qu'il ne soit à la pointe de la pointe avec une nouvelle tendance artistique qui détrônerait le Street Art : le rad'Art ou le troqu'Art, avec graffitis de fous, vieux carrelage, frigo à Ice Cream, formica sur les tables en bois.


   


Peu importe, car à l'instant même une belle casserole de pasta fumante est posée sur une table et l'équipe du bistrot se sustente….au fond de son bistrot, peinard, dans la lumière (pas très) tamisée, loin de ce monde de ringards.

Contact

CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage.
CAPTCHA visuel
Entrez les caractères (sans espace) affichés dans l'image.